Cahiers Lyonnais d'AnthropoBiométrique, 5, 2016 / Lyon-France ISSN 2260-0442
A la recherche de Sorella Epstein, une enfant dans la tourmente de la Shoah, assassinée en décembre 1941 sur la plage de Skede (Lettonie)
(version PDF)
Raoul Perrot 12 et Yvonne Desbois3
1 - Ancien Directeur du Laboratoire / Expert Honoraire en Anthropologie d'Identification, Cour d'Appel de Lyon / Webmaster du site du Laboratoire * 2 - Contact : perrot.L2APLYON1@live.fr 3- Chirurgien-dentiste / Expert en Odontologie Légale et en Anthropologie d'Identification / Cour d'Appel de Chambéry * : http://www.laboratoiredanthropologieanatomiqueetdepaleopathologiedelyon.fr/
Résumé : Le 8 mars 2014 la chaine France 5 présentait un documentaire réalisé par Philippe Labrune et intitulé "Sorella Epstein une enfant dans la Shoah". Ce film racontait l’histoire d'une petite fille aperçue au côté de quatre femmes de la communauté juive de la ville de Liepaja, photographiées le 15 décembre 1941, juste avant leur assassinat sur la plage de Skede (mer Baltique). Les deux Auteurs de l'article présenté aujourd’hui, avaient participé à l'élaboration de ce film avec pour mission d'identifier par biométrique de similarité : la jeune femme derrière laquelle se cachait la fillette, jeune femme qui pourrait avoir été sa maman, Roza Epstein ; la jeune femme, située à l'extrême droite (photographie 1) et la jeune femme dénudée (photographie 2).A noter que ces deux dernières personnes pourraient être un seul et même individu et correspondre à Mia-Malka Epstein . Mots-clés : Sorella Epstein - Skede - Lettonie- Shoah - décembre 1945 - Roza Epstein - Mia-Malka Epstein - identification faciale - biométrique de similarité Abstract : In the search of Sorella Epstein, a child in the storm of Shoah, assassinated in December 1941 on the beach of Skede (Latvia) March 8th, 2014 the chain France 5 presented documentary carried out by Philippe Labrune and named “Sorella Epstein a child in Shoah”. This film told the history of a little girl seen at the side of four women of the Jewish community of the town of Liepaja, photographed on December 15th, 1941, before their assassination on the beach of Skede (the Baltic sea). The two Authors of the article presented today, had taken part in making of this film with for mission of identifying by similarity biometrics : the young woman behind whom the young girl hid, young woman who could have been her mom, Roza Epstein ; the young woman, located at the extreme right-hand side (photography 1) and the naked young woman (photography 2). It should be noted that these two last people could be the same individual and correspond to Mia-Malka Epstein. Key - words : Sorella Epstein - Skede - Latvia - Shoah - December 1945 - Roza Epstein - Mia-Malka Epstein - facial identification - similarity biometrics
1 - Introduction1 La photographie 1 (une fillette à gauche de quatre femmes adultes : l'hypothèse avancée serait que la petite fille était Sorella Epstein et que la jeune femme à ses côtés, aurait été sa maman, Roza Epstein; quant à l'adolescente à l'extrême droite ce serait sa cousine, Mia-Malka Epstein. La personne âgée pourrait être Emma Rathaus, la tante de Sorella et maman de Mia), fait partie d'une douzaine de clichés témoignant des exécutions du 15 décembre1941. Ils retracent chaque étape du massacre jusqu'à une photo ultime montrant les corps inertes, allongés pêle-mêle dans la tranchée. La photographie 2, prise également sur la plage de Skede, le même jour, représente une jeune femme assise nue, les bras entourant ses jambes dans un dernier geste de pudeur. Devant elle, un jeune homme est en train de se déshabiller : l'hypothèse avancée serait qu'on se trouve en présence de Mia-Malka Epstein et de son jeune frère. Dans ce dernier cas, s'il s'agit bien de Mia et étant donné sa nudité, il est évident que la photo 2 est postérieure à la photo 1, dans la mesure, évidemment, où Mia serait présente également sur cette dernière photo. La photographie 1 a été vue, pour la première fois, dans un documentaire réalisé par Michaël Prazanet diffusé sur France 2 en 2009. Le film s'appellait « Einsatzgruppen, les commandos de la mort » et s'appuyait sur plusieurs documents historiques.On devine que pour la faire, le photographe2 avait pris son temps : c'était une photo posée!!! L'appareil utilisé était un Minox d'assez petite taille pour être glissé dans une poche de vareuse avec son étui en cuir. A cette époque, on ne gazait pas encore
les Juifs. On les fusillait puis on faisait rouler les corps dans des fosses
communes. C'était le début de la Shoah par balle « Un juif, une balle »!!!
Mille, dix-mille, cent-mille, dix fois
cent mille : un million de corps entassés les uns sur les autres et pourrissant
ensemble. Les SS avaient même réfléchi aux
techniques pour un entassement maximal et optimum. Et la « méthode de la sardine » faisait
son entrée dans le monde de l'horreur. C'était le début
de l'extermination de masse. Un film aurait été réalisé durant le
massacre mais on ne l'a jamais retrouvé. C'est à David Zwirzon3
que
l'on doit la survie des photos tirées de ce film! A l'issue de cette introduction, le lecteur aura bien compris que le réalisateur du documentaire, Philippe Labrune, attendait de nous la possibilité de mettre un nom, à la fois sur le visage de la jeune femme derrière laquelle se cachait la fillette, jeune femme qui pourrait avoir été sa maman, Roza Epstein et sur celui de la jeune femme, située à l'extrème droite (photo 1) ainsi que sur celle nue et prostrée (photo 2) : ces deux dernières personnes pouvant être un seul et même individu et correspondre à Mia-Malka Epstein .Tout ceci en admettant que la petite fille était bien Sorella Epstein4! Cette affirmation que nous avons acceptée dès le départ a soustendu l'intégralité de notre recherche.
2 - Matériel
Le travail présenté aujourd'hui est donc basé sur les deux photographies de groupe ainsi que sur les photographies d'identité de quatre femmes :
3 - Méthode Elle va consister à comparer le visage de la jeune femme (photographies 1 et 3a), située à côté de Sorella avec le visage de Roza Epstein (maman de Sorella)(3b), de Pauline Goldman (tutrice de Sorella)(3c) et de Zelda Purwe (une tièrce personne (3d). Concernant la jeune femme prostrée (photographie 2 et 3e) et celle à droite de la photographie 1, la comparaison va se faire avec le visage de Mia-Malka Epstein (cousine de Sorella)(3f). Ces comparaisons vont prende en compte des éléments biométriques (§3.1) ainsi que des caractères morphologiques (§3.2) Elle fait appel à la méthodologie développée dans le cadre du Laboratoire et dite "Biométrique de Similarité" qui consiste à comparer deux à deux des photographies des visages A (inconnu) et B (connu) : le but étant de déterminer si le visage A est B. Sur chaque cliché est établi un descripteur local correspondant à une signature invariante utilisant des points anatomiques qui reliés entre - eux fournissent des paramètres et des valeurs angulaires. Il est important de noter que n’est jamais prise en compte la comparaison des valeurs brutes d’un même paramètre sur les deux clichés mais celle des invariants géométriques [rapports indiciaires confrontant les paramètres deux à deux (formule générale d’un indice : paramètre 1 x 100 / paramètre 2) , valeursangulaires)] ce qui offre l’avantage considérable de pouvoir travailler sur des instantanés n’étant pas à la même échelle [1-3-4]! Sur un plan pratique la méthodologie est la suivante (nous avons jugé utile de la simplifier par rapport à la version initiale) :
Tableau
1- Score de similarité et % d'assimilation pris en compte dans la
comparaison
3-2- Comparaison morphologique Il est bon de noter que la comparaison prend en compte également des caractères morphologiques, qui, bien que non quantifiables, vont apporter un complément d'information non négligeable : forme du visage, implantation des cheveux (trichium), forme des sourcils, importance et forme du menton, etc... 4 - Résultats 4 .1 - Comparaisons X / Roza Epstein / Pauline Goldman / Zelda Purwe ( tableaux 2 à 7) 4.1.1 - Points faciométriques, angles, paramètres et indices retenus 18 points faciométriques (tableau 2) ont été pris en compte dans ces comparaisons. Ils ont généré 27 paramètres (tableau 3), 19 indices et deux angles (tableau 4)
Tableau 3 - Les 27 paramètres pris en compte dans les comparaisons X / Rosa / Pauline / Zelda
4.1.2 - Comparaison X / Roza Epstein (tableau 5) Il faut noter immédiatement que le cliché de Rosa Epstein date de 1927 et est donc de 14 ans plus ancien que celui de l'inconnue, effectué, rappelons le en 1942. Sur le plan morphologique on peut remarquer :
Concernant les yeux, la pupille n'a pas pu être prise en compte, l'inconnue ayant les yeux fermés. Quant au nez, les points L, M et N ont été pris sur les deux visages bien que dans le cas de l'inconnue on remarque un raccourcissement de MN du fait qu'elle relève légèrement son nez. Sur le plan biométrique la comparaison des valeurs indiciaires et angulaires conduit à une similitude de 97% entre l'inconnue et Roza Epstein. Cette valeur rapprochée des ressemblances morphologiques indiquées ci-dessus permet d'affirmer que l'inconnue, photographiée sur la plage de Skede en 1942 est bien Rosa Epstein!
4.1.3 - Comparaison X / Pauline Goldman (tableau 6) Sur le plan biométrique la comparaison des valeurs indiciaires et angulaires conduit à une similitude de 66% seulement entre l'inconnue et Pauline Goldman : cette valeur permet de conclure que l'inconnue photographiée sur la plage de Skede en 1942, n'est pas Pauline Goldman. Ceci est confirmé par la morphologie faciale différente au niveau de :
i 4.1.4 - Comparaison X / Zelda Purwe (tableau 7) Sur le plan biométrique la comparaison des valeurs indiciaires et angulaires conduit à une similitude de 51% seulement entre l'inconnue et Zelda Purwe : cette valeur permet de conclure que l'inconnue photographiée sur la plage de Skede en 1942, n'est pas Zelda Purwe, et ceci malgré des ressemblances au niveau de la morphologie faciale :
4.2 - Comparaisons X 1 / X 2 / Mia-Malka Epstein 23 points faciométriques (tableau 8) ont été pris en compte dans ces comparaisons. Ils ont généré 32 paramètres (tableau 9), 43 indices et deux angles (tableaux 10 et 11) Tableau 8 - Les 23 points biométriques pris en compte dans les comparaisons X 1 / X 1 bis / X 2 / Mia-Malka Epstein
Tableau 9 - Les 32 paramètres pris en compte dans les comparaisons X 1 / X1bis / X 2 / Mia-Malka Epstein
4.2.1 - Comparaison X1 /Mia-Malka Epstein (tableau 10) Sur le plan morphologique on peut remarquer :
Concernant les yeux, la pupille n'a pas pu être prise en compte, les yeux de X1 étant dans l'ombre. Sur le plan biométrique la comparaison des valeurs indiciaires et angulaires conduit à une similitude de 91% entre X1 et Mia-Malka Epstein. Cette valeur rapprochée des ressemblances morphologiques indiquées ci-dessus permet d'affirmer que X1, photographiée sur la plage de Skede en 1942 est bien Mia-Malka Epstein!
4.2.2 - Comparaison X1bis /X2 Cette comparaison ne prend en compte que les 6 derniers indices de la liste (38 à 43) (tableau 11). Sur le plan biométrique la comparaison des valeurs indiciaires et angulaires conduit à une similitude de seulement 46% entre X1bis et X2. Cette valeur permet de conclure que X2 (la jeune femme située à droite sur la photographie 1) n'est pas X1bis c'est à dire Mia-Malka Epstein. Cependant ce résultat doit être pris avec prudence : en ffet seulement 7 points sont utilisés dans la comparaison : 3 faciaux et 4 pour le membre supérieur gauche! Tableau 11 - Les 6 valeurs indiciaires prises en compte dans les comparaisons X 1bis / X2
5 - Discussion / Conclusion A l'issue de cette longue expertise par biométrique de similarité il n'est, sans doute, pas inutile d'en rappeler la problématique : " Mettre un nom, à la fois sur le visage de la jeune femme (X) derrière laquelle se cachait la fillette, jeune femme qui pourrait avoir été sa maman, Roza Epstein et sur celui de la jeune femme (X2), située à l'extrème droite (photo 1) ainsi que sur celle nue et prostrée (X1 et X1bis) (photo 2) : ces deux dernières personnes pouvant être un seul et même individu et correspondre à Mia-Malka Epstein".
6 - Remerciements Les deux Auteurs tiennent à exprimer leur gratitude à Mme Gaëlle Dupuis-Savigny, Directrice de production (France 5), à Mr Philippe Labrune, réalisateur du documentaire ainsi qu'à son assistant Mr. Jérome Perrault : c'est sur leur demande respective qu'ils ont été amenés à procéder à cette identification faciale comparative et qu'ils ont pu participer au tournage final du film. 7 - Notes 1 - Cette introduction, dans sa partie concernant le background de ces deux photographies, doit beaucoup au texte de Philippe Labrune [2]. 2 - En fonction des sources, il existe deux possibilités concernant l'identité de ce photographe SS :
3 - David Zwirzon était un Juif de Liepaja. Il n'avait pas été tué parce que les nazis considéraient qu'il était un juif utile, un « juif de labeur ». Il était électricien. Et c'est en faisant quelques travaux dans la chambre d'un sous-officier SS
(cf. note précédente) qu'il remarqua qu'un tiroir était
entrouvert. Il aperçut les quatre pellicules de films photographiques. Il en
déroula la bobine et les examina à la lumière. Ce qu'il vit le bouleversa. Il
les vola, les copia puis simula une panne de courant pour pouvoir revenir les
remettre à leur place. Parce qu'il était trop risqué de conserver les tirages
photo sur lui ou dans ses affaires et parce qu'il pouvait lui aussi disparaître,
il décida de les ranger dans une boite métallique qu'il enterra dans une
écurie.
4
- Sorella Epstein
est née le 25 août 1931. Elle a
été fusillée le 15 décembre 1941. Elle avait dix ans.
Elle était la fille de Jakob
et de Roza. Jakob était un commerçant de Liepaja. Il exploitait peut-être un
cinéma. Roza était une mère au foyer.
A
noter que le frère de Bluma Rathaus avec
sa femme et ses trois enfants, avaient été arrêtés par les soviétiques le 14
juin 1941 et déportés en Sibérie. Les deux 8 -Bibliographie : [1]
Desbois Y. & Perrot R., 2008.
Une méthode de vidéo-photo comparaison développée
au laboratoire d'Anthropologie Anatomique de Lyon1 et appliquée à
l'identification des auteurs de vol à main armée. A propos d'un cas. [2] Labrune Ph., 2014. Sorella la petite fille sur la photo. Documentaire présenté par Intuition / Films & Docs et Label Brune Prod (PDF). [3] Perrot R, 1996. Use of anthropological methods in the identification of unknown individuals.14 th Meeting of the International Association of Forensic Sciences, Tokyo, Japan [4] Perrot R., 2012. L'identification faciale du vivant. Cahiers Lyonnais d'AnthropoBiométrique / Lyon-France ISSN 2260-0442 .
Cahiers Lyonnais d'AnthropoBiométrique, 5, 2016 / Lyon-France ISSN 2260-0442 / A la recherche de Sorella Epstein, une enfant dans la tourmente de la Shoah, assassinée en décembre 1941 sur la plage de Skede (Lettonie)(Raoul Perrot et Yvonne Desbois)
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