PALEOBIOS, 23/2022/ Lyon-France ISSN 0294-121 X / 1SSN 2259-986   

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Une nouvelle proposition d’inventaire des techniques picturales de Léonard de Vinci


 

Pierre-Jean Rigaud 1-2


1 Docteur en Médecine, ancien médecin anesthésiste-réanimateur, ancien médecin légiste. Diplômé d’anthropologie (Caen). Chercheur associé au Laboratoire d’anthropologie Anatomique et de Paléopathologie de Lyon (L2APLyon). Anthropologue bénévole au Musée départemental d’archéologie du Val d’Oise (Guiry en Vexin).
2 Contact : pierrejean.rigaud@gmail.com

Résumé
L’Auteur, ancien médecin, anthropologue en activité, propose dans cet article, en amateur de l’art pictural, un survol personnel des techniques utilisées par Léonard de Vinci.
Mots-Clés : Léonard de Vinci / techniques picturales / inventaire / œuvres peintes / dessins / manuscrits.

Abstract
A new proposal of an inventory of Leonardo da Vinci’s pictorial techniques
The author, a former doctor, anthropologist, inquiring of pictorial art, propose in this article a personal survey of the techniques used by Leonardo da Vinci.
Keywords : Leonardo da Vinci / pictorial techniques / survey / painted works / drawings / manuscripts
.

1 - Introduction.

L’Auteur, ancien médecin, anthropologue en activité, s’intéresse depuis longtemps, en esprit curieux, à l’art pictural. La contribution présentée aujourd’hui ne peut être que modeste, quand on sait tout1 ce qui a pu être déjà écrit depuis cinq cents ans, sur et au sujet de Léonard de Vinci et ses contemporains.
 
A noter que l’étude présentée ici s’inscrit en marge d’un article (non encore publié) rédigé par Annalisa Di Maria (experte internationale de Léonard de Vinci, membre du conseil exécutif du Centre de l’Unesco de Florence), Nathalie Popis (spécialiste des mathématiques dans l’Art)  et Raoul Perrot (expert judiciaire honoraire en anthropologie anatomique ) et consacré à : "L’importance de l’utilisation des mathématiques dans l’œuvre picturale de Léonard de Vinci". Dans ce travail les trois auteurs font appel, à la fois au légendaire Nombre d’Or et à la Biométrique de Similarité.


2-Rappel biographique [1, 2, 4, 5 ]

Léonard de Vinci, Leonardo di ser Piero da Vinci ou Leonardo da Vinci, naît le 14 avril 14522, en Toscane, à Anchiano (un bourg proche de Florence), en Italie, il est le fils illégitime de ser Piero Fruosino di Antonio da Vinci (25 ans) et Catarina di Meo Lippi (22 ans), il meurt le 2 mai 1519, en France, au Clos Lucé, près d’Amboise. Les historiens, Giorgio Vasari (1511-1574) le premier et bien d’autres ensuite [15 ], distinguent dans la vie de Léonard  huit séquences successives :
    •    douze ans (1452-1464) à Vinci, d’une enfance choyée par sa belle-mère et ses grands-parents, avec une éducation soignée (calcul et grammaire),
   •    vingt ans (1464-1484) d’apprentissage, à Florence, dans l’atelier (bottega) d’Andrea del Verrocchio, artiste polyvalent renommé, chez qui il restera même après l’obtention, à vingt ans, de son titre de Maître, il y côtoie Botticelli et Le Pérugin, il y travaille pour Laurent le Magnifique,
    •    dix-sept ans (1482-1499) à Milan, au service de Ludovic Sforza le More, duc de Milan, avec une très grande activité (génie militaire, art pictural, projet de statue équestre, travaux pour les cathédrales de Milan et Pavie, optique, urbanisme, mathématiques, organisation de fêtes),
    •    quatre ans (1499-1503) d’une errance agitée, mais très productive (à Mantoue, Venise et Florence),
    •    trois ans (1503-1506) d’un retour à Florence pour une fresque, La bataille d’Anghiari (avec une rivalité houleuse avec Michel-Ange) et les mises en chantier de La Joconde et de la Vierge aux rochers,
    •    six ans (1506-1513) d’un retour à Milan, où il retrouve le peintre Donato Bramante (1444-1514) et le mathématicien Luca Pacioli di Borgo (#1447-1517), il y rencontre aussi - vers 1508 - Francesco Melzi (#1492-1570),
    •    deux ans (1514-1515) d’un séjour à Rome, très actifs, mais où il ressent ses premiers soucis de santé (dépression, parésies),
    •    trois ans, les derniers (1516-1519), en France, comme hôte de François 1er, au Clos Lucé, ex-manoir du Cloux, près d’Amboise. Il n’est pas mort - comme l’a prétendu Vasari (1511-1574) et l’a représenté Ingres (1780-1867) - dans les bras de François 1er, car ce dernier n'était pas présent au Clos-Lucé le 19 mai 1519. Il sera inhumé à Amboise (on ne peut ensuite que déplorer l’oubli et la dispersion, au fil des siècles, des ossements de Léonard, supposés reposer désormais sous une dalle de la chapelle Saint-Hubert du château d’Amboise), cette incurie sera parallèlement "relayée" par le gâchis qui accompagnera la dispersion de ses dessins et manuscrits.
Dans sa vie privée, on ne relève ni épouse, ni descendance,
ni descendance, ni concubine (un texte [1] évoque une très hypothétique3 courtisane, nommée Cremona). Léonard dit avoir recueilli le 16 juillet 1493 (il a 41 ans) une femme, sexagénaire, prénommée Catarina comme sa mère, qui pourrait bien, même si les historiens n’ont pas fini d’en débattre, être effectivement sa mère (l’âge en est compatible et les dépenses engagées lors du décès de cette dernière, en 1495, auraient été trop importantes pour une simple servante ou une gouvernante. On sait aussi que Léonard a adopté (ou recueilli) en 1490, un enfant de 10 ans, Gian Giacomo Caprotti (1480-1524) qui va se montrer un être asocial, pernicieux et malhonnête, "voleur, menteur, têtu et glouton" dira de lui Léonard qui le surnommera Salaï ou petit diable – un terme emprunté au poète Luigi Pulci (1432-1484) - et qui sera (en raison d’un physique androgyne et troublant4) son modèle et un apprenti - médiocre dit-on - dans son atelier. Plus tard (en 1506 ou en 1507), Léonard rencontre encore Francesco Melzi (#1491-1570), qui sera son élève, son exécuteur testamentaire, un ami fidèle et qui le suivra, avec Salaï, jusqu’en Amboise.

3 - Héritage artistique de Léonard.

Très éclectique cet héritage se compose de fresques , de tableaux , de dessins , de manuscrits , et de sculptures .

 
3.1 – les fresques, du mot a fresco (frais)
6 car peintes sur un enduit humide. Ce ne fut pas une activité majeure chez Léonard ; seules, avec La sala delle Asse, deux autres fresques, La Cène et La bataille d’Anghiari, lui sont associées, même aujourd’hui ruinées, elles sont décrites dans le paragraphe suivant.

3.2 - les tableaux, peu nombreux, le Louvre n’en retiendrait, conservés ou perdus, que vingt-deux. L’authenticité de certains, selon Chastel [ 5 ]), a pu donner, et donne encore5,7, lieu à débats, car au XVe siècle, il n’était pas d’usage pour un peintre de signer ses œuvres et les élèves terminaient souvent les tableaux du maître, par exemple Léonard en 1478 a collaboré, avec Lorenzo di Credi, à L’Annonciation (un petit panneau de prédelle conservé au Louvre) et à deux tableaux de Verrocchio, l’ange de gauche dans Le Baptême du Christ, et le poisson dans Tobie et l’ange. Il y avait beaucoup d’élèves dans un atelier, donc autant de co-auteurs potentiels. Il suffit qu’un tableau – même parfaitement authentique - ait été l’objet d’ajouts et de restaurations ultérieurs pour qu’il soit malaisé ensuite à un connaisseur de se prononcer (cf. L’Adoration des Mages7 ou le Portrait de Lucanie7) ceci est de surcroît compliqué par le très grand nombre de copies exécutées (La Cène par exemple). D’un autre côté, ces nombreuses copies ont eu au moins l’avantage de faire connaître certaines œuvres disparues (comme les Léda). Léonard affinera sans cesse ses trois dernières œuvres : La Joconde, Saint Jean-Baptiste et Sainte Anne (ce sont ces trois tableaux que le peintre montrera au cardinal d’Aragon, à Amboise, peu de temps avant sa mort). L’inventaire qui suit, de ces œuvres peintes, est dû à A. Chastel [ 5 ] et aux apports de D. Arasse [ 2], D. Kiécol [7] et S. Bramly [4].

Pour chaque œuvre (peinture ou fresque), en dehors de son titre, six informations (dans la mesure où elles sont disponibles) sont indiquées dans l’ordre suivant :

  1. Date : cette indication - comme celle de l’âge de Léonard - doit être relativisée, car il y a parfois des divergences, d’une part dues à ce que les divers historiens proposent, d’autre part au fait même de Léonard qui restait parfois plusieurs années sur une même œuvre /
  2. Titre de l’œuvre /
  3. Localisation /
  4. Authentification : attestée (de manière certaine pour quatre œuvres), admise, contestée, œuvre d’atelier ou en collaboration /
  5. Etat /
  6. Technique picturale et dimensions de l’œuvre/

Vers 1472 (Léonard a 21 ans)
Le Baptême du Christ. Galerie des Offices (Florence). Œuvre en collaboration avec Verrocchio (Léonard termine le tableau, avec l’ange de gauche, de manière si parfaite que, dit-on, Verrocchio aurait décidé de ne plus toucher à un pinceau). Huile et tempera sur bois de peuplier (traces de doigt). 177 cm × 151 cm.
L’Annonciation. Galerie des Offices (Florence). Œuvre attestée, qui fut longtemps discutée. Huile et tempera sur bois de peuplier. 98 cm × 217 cm.


Vers 1475 (Léonard a 24 ans).
● Un carton pour Adam et Eve. Œuvre perdue (selon Vasari).
● Une Tête de Méduse (contexte ?). Œuvre perdue (selon Vasari).
● Un Ange (contexte ?). Œuvre perdue (selon Vasari)
Ginevra de’ Benci. National Gallery of Art (Washington). Œuvre attestée. Le bas du tableau a été découpé et y manquent probablement les mains. Huile et tempera sur bois de peuplier (avec traces de doigts), 38,8 cm × 36,7 cm.
Madone Dreyfus. National Gallery of Art (Washington). Œuvre minuscule, contestée (provient de l’atelier de Verrocchio, c’est peut-être travail d’atelier). Huile et tempera sur bois de chêne. 15,7 cm × 12,8 cm.
Madone Benois. Musée de l’Ermitage (Saint-Pétersbourg). Œuvre attestée. Huile sur bois. Transférée ensuite sur toile. 49,5 cm × 33 cm.


Vers 1478 (Leonard a 27 ans).
L’Annonciation. Musée du Louvre. Œuvre attestée mais encore discutée (collaboration possible avec Lorenzo di Credi dit-on). Fragment de prédelle (partie basse d’un retable). Huile et tempera sur bois de peuplier. 16 cm × 60 cm.
La Madone à l’œillet. Alte Pinakothek (Munich). Œuvre attestée. Huile et tempera sur bois. 62 cm × 47,5 cm.

Vers 1480.
Saint Jérôme. Pinacothèque du Vatican. Œuvre attestée. Inachevé, fut découpé en morceaux, puis reconstitué. Traces de doigts. Huile sur bois de noyer. 103 cm × 73,5 cm.

Vers 1481-1482 (Léonard atteint la trentaine).
L’Adoration des Mages. Galerie des Offices (Florence). Œuvre attestée, avec également des traces de doigts, associée à beaucoup de dessins préparatoires, inachevée. Huile sur bois. 246 cm × 243 cm.


Vers 1485-1490.
Portrait de musicien. Pinacothèque Ambrosiana (Milan). Œuvre attestée, inachevée, rajouts possibles, pose di spalla. Huile sur bois. 47 cm × 37 cm.
Portrait d’une femme de profil. Pinacothèque Ambrosiana (Milan). Œuvre contestée (collaboration avec Giovanni de Predis ?). Tempera et huile sur bois. 51 cm × 34 cm.
Portrait d’une femme de profil ou La Belle Princesse (il s’agirait de Bianca Sforza). Collection privée. Œuvre restant très contestée. Traces de paume de main. Pigments et huile sur vélin. 33 cm × 24 cm.
La dame à l’hermine. Musée national (Cracovie). Œuvre attestée, mais nombreux rajouts ultérieurs. Huile sur bois de noyer. 54,8 cm × 40,3 cm

Vers 1483-1486 (37 ans).
La Vierge aux rochers (première version). Musée du Louvre. Œuvre attestée (elle fut refusée par le commanditaire pour non-orthodoxie). Huile sur bois
. 199 cm × 122 cm.
Vers 1490 (39 ans).
Madone Litta. Musée de l’Ermitage. Œuvre contestée (en collaboration avec Boltraffio ou d’Oggiono). Altéré en raison d’un transfert ultérieur sur toile. Tempera sur bois. 42 cm × 33 cm

De 1490 à 1496.  
Portrait d’une dame de la cour de Milan (nommée à tort La Belle Ferronnière). Musée du Louvre. Œuvre d’atelier ou en collaboration (Boltraffio ?). Huile sur bois de noyer (issu du même arbre que La Dame à l’Hermine).
63 cm × 45 cm

Vers 1498.
Sala delle Asse. Château des Sforza (Milan).
Fresque (sur un plafond) attestée (mais en collaboration), mais altérée. Tempera sur plâtre, 267 m2.


Vers 1495-1497.
La dernière Cène. Couvent Santa Maria della Grazie (Milan). Œuvre attestée. Fresque, très altérée. 460 cm × 880 cm.

Vers 1499.
Carton pour Isabelle d’Este. Musée du Louvre. Œuvre attestée et altérée. Pierre noire, sanguine, pastel jaune sur papier. 63 cm × 46 cm.

De 1493 à 1508 (de 44 à 57 ans).    
La Vierge aux rochers (seconde version, qui fut acceptée et rejoignit le retable). National Gallery (Londres). Œuvre contestée (collaboration possible avec Giovanni de Predis ?). Huile sur bois, traces de doigts. 189,5 cm × 120 cm.

Vers 1500.
Carton pour Sainte Anne, la Vierge et l’enfant Jésus. National Gallery (Londres), dit "Carton de Burlington House". Œuvre attestée, qui n’a débouché sur aucun tableau. Altéré. Fusain et rehauts à la craie. 140 cm × 100 cm.
La Madone aux fuseaux5. Musée du Louvre (l’une des très nombreuses copies). Œuvre attestée, (deux copies, dites Lansdowne et Buccleuch, sont en collections privées). Huile sur bois.

Vers 1503-1505.
Mona Lisa ou La Joconde. Musée du Louvre. Œuvre attestée, la seule qui soit absolument certaine. Huile sur bois. 77 cm × 53 cm.
Léda et le cygne (il y aurait eu deux Léda, une agenouillée et une debout). Existence d’une étude de Léonard mais œuvre/s perdue/s,
La bataille d’Anghiari. Palazzo Vecchio (Florence). Œuvre attestée mais inachevée (n’en subsistent que des cartons et une copie de Rubens). Ruinée. Fresque avec plâtre et encaustique. 7 m × 17 m.
La Scapigliata ("l’échevelée"). Galerie Nationale (Parme). Œuvre très probablement collective, mais avec la touche de Vinci. Terre d’ombre, céruse et gouache, sur bois 24,7 × 36,2 cm.

Vers 1510.
Sainte Anne, la Vierge et l’enfant Jésus. Musée du Louvre. Œuvre attestée, inachevée. Huile sur bois de peuplier. 168,4 cm × 130 cm.

Entre 1510 à 1515.
Bacchus (une transposition à partir d’un Saint Jean-Baptiste, repris entre 1683 et 1693 ?). Musée du Louvre. Œuvre contestée (œuvre d’un disciple avec Salaï comme modèle ?). Tempera et huile sur bois. 177 cm × 115 cm.

Vers 1515 (entre 1513 et 1516).
Saint Jean Baptiste. Musée du Louvre. Œuvre attestée. Vernis noirci avec le temps. Huile sur bois de noyer. 69 cm × 57 cm.   

3.3 - les dessins, innombrables
[ 2 5, 8], exécutés de préférence de la main gauche, sur de non moins innombrables carnets ou feuillets, à la pointe d’argent, aux craies noire ou sanguine,

à la plume ou au pinceau. Léonard en inaugure la série en 1473, à vingt et un ans, avec le Paysage du val d’Arno.

3.4 - les manuscrits,
écrits en écriture spéculaire, sous forme de cahiers, de feuilles séparées, d’ébauches de traités divers (dont le Traité élémentaire de la peinture), parfois interactifs d’un manuscrit ou d’une page à l’autre, où Léonard explore toutes les branches du savoir de son temps. De cet immense corpus - 6.000 pages de notes dit-on, contre une vingtaine de tableaux (Arasse [
2] fait état de 100.000 dessins en plus des 6.000 pages de cahiers). Selon Chastel [ 5], ce que l’on possède ne représenterait même pas la moitié de l’œuvre écrite. Ce legs de Léonard a souffert de la "gestion" d’Orazio, le fils de Francesco Melzi qui, considérant ces documents comme sans intérêt, sera très loin d’avoir la même vénération de son père pour les œuvres du Maître. Ces manuscrits et dessins vont suivre un parcours chaotique où la négligence et le mercantilisme le disputeront à l’incurie, avec un taux de dispersion impossible à évaluer : l’ensemble sera malheureusement vendu, revendu, volé, dégradé (par exemple sur les 62 feuillets primitifs du Codex Trivulzianus, il n’en reste plus à ce jour que cinquante-cinq), perdu, dispersé (il en émerge parfois comme en 2010 à Nantes) ou laissé s'abimer. On soupçonne même Salaï d’avoir initialisé ce saccage en vendant, du vivant-même de Léonard, quelques œuvres à François 1er ! Le corpus actuel regroupe, outre le Codex Atlanticus (1119 p. de dessins techniques) à Milan et le Codex Windsor (606 p. de dessins artistiques et anatomiques) au château de Windsor, issus des manipulations de Pompeo Leoni, une dizaine d’autres collections de feuillets ou cahiers : les Manuscrits de l’Institut de France (carnets A à M), d’où est issu le Codex sur le vol des oiseaux (volé dans le carnet B), le Codex Leicester (72 p.), le Codex Trivulzianus (55 p.), le Codex urbinas, le Codex de Madrid (197 p.), le Codex Arundel, le Codex Villardi, et il n’est pas impossible qu’il y en ait davantage. Tout cela est éparpillé dans le monde entier : Italie, Angleterre, France, Vatican, Espagne, Etats-Unis.

3.5 - les sculptures. En dehors d’une Vierge à l’enfant qui rit, encore contestée car jusqu’alors communément attribuée à Antonio Rosselino (1427-1479), Léonard n’a pas laissé de sculptures, pourtant on sait qu’il a pratiqué cet art chez Verrocchio, puis qu’il a œuvré à une gigantesque statue équestre (7 mètres !) commandée par Ludovic Sforza en hommage à son père Francesco (prévue en bronze, cette statue ne verra jamais le jour, malgré une longue et intense préparation, ce n’est pas la faute de Léonard, car le More a eu soudain besoin du bronze de la statue pour fondre des canons). De toute manière, Léonard n’a jamais vu dans la sculpture qu’une activité mineure (parce qu’une statue est généralement monochrome et sans lien avec la nature).

4 - La personne de Léonard de Vinci.

S’il est courant de ne retenir chez Léonard de Vinci que l’auteur de La Joconde et la réputation d’un inventeur visionnaire, il était loin de n’être que cela, il s’intéressait à tout, architecture, ingénierie, mathématiques, géographie et cartographie, botanique, poésie, anatomie, physiologie, optique, chimie, zoologie, musique, astronomie, il fut aussi organisateur de fêtes, amuseur et même parfumeur. Dans ses très nombreux écrits, on trouve beaucoup d’indications sur ce qu’il faisait, mais presque rien sur ce qu’il était (opinions sur son siècle, émotions, sentiments, religion, motivations, santé, motifs de déplacements, œuvres, projets, etc.), il dit faire ce qu’il fait "avec les ténèbres comme complice". Arasse [
2] rappelle aussi que Léonard n’a commencé à être véritablement productif qu’à partir de trente-cinq ans et que, s’il était mort au même âge que Raphaël (37 ans), il n’aurait pratiquement rien laissé. Il eut des clartés de tout, rien ne lui était indifférent, il notait tout, mesurait tout ce qu’il avait sous les yeux.

Il est obsédé par la lumière (il en soupçonne le caractère ondulatoire et explique le bleu du ciel), la formation des images et leur perception par l’œil (l’œil n’émet rien mais reçoit), il découvre le cristallin, il imagine la vision stéréoscopique et la notion de relief ; il étudie sans relâche le vol des oiseaux et imagine de le transposer à l’homme ; il est passionné par l’eau (le "voiturier de la nature"), son mouvement et ses dangers (d‘où les orages et divers Déluges). Il mêle sans arrêt invention et intuition. On comprend que Vasari, ne l’ayant pourtant pas connu, ait pu lui appliquer l’épithète de divin. La peinture, qui l’a fait connaître, n’était paradoxalement pas son intérêt majeur et pourtant il la plaçait au-dessus de tout, la considérant comme une science, "une science divine", et une affaire intellectuelle ou "cosa mentale". N’ayant pas suivi d’enseignement universitaire (dont l’incontournable latin), il se disait être "un homme sans lettres", état qu’il va sans arrêt tenter de corriger, de manière autodidactique, ainsi que par l’acquisition de nombreux ouvrages et la mise en chantier de beaucoup de traités scientifiques - dont le Traité élémentaire de la peinture (émanation du Codex Urbinas)- qui resteront inachevés ou même pas commencés. Ce ne seront pas ses seules œuvres inachevées, on peut se demander s’il ne pensait pas que tout ce qui est considéré comme terminé ("A-t-on jamais terminé quoi que ce soit ?" a-t-il écrit) devient figé et ne peut plus évoluer. L’enseignement au "cas par cas" dont parle Arasse, comme il se pratiquait chez Verrocchio, n’est pas étranger au désordre, relatif, que l’on retrouve dans ses carnets et manuscrits. Il fut à la fois hyperactif, instable ou hypomane, enclin à la procrastination et au dilettantisme, travaillant "quand lui en venait l’envie ou la fantaisie » (on le raconte venant un jour, en plein midi, ne poser que deux ou trois touches) mais aussi avec des phases de travail acharné, jour et nuit. Il fut "touche-à-tout", s’éparpillant d’un chantier à l’autre (comme dans ses carnets). Il fut très opportuniste et intéressé dans la recherche de ses protecteurs (il obtiendra, pour venir en France, des émoluments dix fois supérieurs à ce que percevait Jean Clouet (1480-1541) pourtant peintre officiel de la Cour de François 1er). Léonard a laissé de sa personne un sillage de majesté, bonté, beauté, aisance de conversation, dextérité, force physique, humour, grâce et charme, générosité (on lui prête, dans les marchés, d’acheter des oiseaux pour leur rendre aussitôt la liberté, cette bienveillance à l’égard des animaux expliquerait son végétarisme), il était toujours soucieux d’aider les autres, épris de pureté et de simplicité, mais aussi facétieux, chanteur et joueur de viole, profondément allergique à toute forme de cupidité, de bassesse ou de délation, incarnant une sorte d’homme idéal comme l’ont dit certains de ses contemporains, pourtant restant impénétrable aussi, un tantinet provocateur et volontiers solitaire. On ne connaît pas le véritable visage de Léonard, on n’a que des présomptions et encore n’est-ce que d’après des représentations à un âge avancé. On a très longtemps pensé voir un autoportrait dans le "Portrait de Turin"7, le moins contesté, exécuté à Milan, en 1512-1515 (à soixante ans), à la sanguine, où Léonard y serait montré ("à chacun son masque" disait-il) sous les traits d’un sage et vénérable vieillard, barbu et chevelu, au regard acéré, ce portrait si séduisant serait pourtant contesté actuellement pour des raisons de chronologie. Depuis la fresque L’Ecole d’Athènes (au Vatican) peinte par Raphaël (1509-1510), la tradition veut que Léonard ait servi de modèle pour Platon, mais ceci a été nié par Arasse. Un autre portrait, dit "Le portrait de Lucanie", découvert en 2008, serait également plausible7, actuellement du moins, parmi d’autres dont un profil peint par Melzi. Léonard, perfectionniste et exigeant (il a eu ces mots : "Les détails font la perfection, mais la perfection n’est jamais un détail") a toujours privilégié l’observation et la découverte par lui-même plutôt que la compilation des ouvrages de son temps, prônant "l’identité de la peinture et de la philosophie", ainsi que celle "de l’art et de la science". Il n’est pas seulement un sceptique ou un opposant face aux savoirs - ou aux carences - des autorités de son époque, il lui faut perfectionner (mais un génie en a-t-il besoin ?) sans cesse ses qualités personnelles ("le peintre qui ne doute pas de lui-même n’acquerra pas grand-chose" écrit-il) et privilégier l’image dans toute forme de communication ("une seule image égale souvent un livre" lui fera dire Bramly [4]). 


5 - Techniques picturales de Léonard de Vinci.

Léonard s’est servi, pour son œuvre picturale, de ce qui existait alors : supports (murs ou bois), peintures (huile surtout) et apparentés, instruments (pinceaux ou doigts). Il faut y ajouter tout ce qu’il va découvrir, développer et faire connaître, comme ses méthodes (clair-obscur, sfumato et perspectives), avec de surcroît son extraordinaire dextérité.

5.1- Supports.
Les supports, lorsque Léonard arrive chez Verrocchio, n’ont rien d’original, ce sont des parois (roches ou murailles, plutôt verticales, mais aussi des plafonds), le verre (vitraux), le papier ou des panneaux de bois (la toile ne s’est pas encore imposée). On peignait déjà de longue date sur des murailles (Altamira, c’était il y a - 35.000 ans) ou sur des panneaux en bois (Egypte), peuplier, chêne ou noyer. La peinture sur mur était plutôt dédiée aux fresques (le mot fresque6 deviendra synonyme de peinture pariétale, car elle dépend étroitement du "mur", donc de l’architecture), avec des peintures à l’eau qui, séchant vite, nécessitaient que la paroi fût préalablement humidifiée et que l’artiste fût rapide - alla prima disait-on, c’est-à-dire d’un seul jet et en une seule séance - dans son art et sûr de lui (les retouches étaient alors malaisées, sinon impossibles), les esquisses se faisaient au fusain ou
après poncif8. Avec la fresque, Léonard n’aura que des déboires (sauf la Sala delle Asse, et encore). Il peindra de préférence, mais non exclusivement, sur des panneaux en bois (peuplier ou noyer) qui admettent bien la peinture à l’huile, mais qui nécessitent des dimensions modestes car les panneaux de grande taille devenaient très vite lourds et embarrassants (comme Léonard transportait toujours ses œuvres avec lui, cela risquait d’être vite encombrant), ces panneaux réclament une préparation minutieuse, et donc onéreuse, du bois (des quartiers plutôt que les dosses, rejet de l’aubier, refus des nœuds, encollage ou entoilage préalables de la surface, traitement préventif contre l’altération du bois et les insectes), Léonard fera très souvent ces préparations lui-même (il en développe abondamment la technique dans ses notes : "choix du bois, cyprès, poirier, sorbier ou noyer, enduit de mastic et de térébenthine deux fois distillée et de blanc ou plutôt de chaux, mise en châssis pour gonfler ou se rétrécir, puis enduit d’une double ou triple solution d’arsenic ou sublimé corrosif dans l’alcool, puis enduit d’huile de lin bouillante pour la faire pénétrer partout, puis application d’un vernis liquide, puis lavage à l’urine, puis ponçage, enfin enduit au vert-de-gris", pour aboutir à une surface parfaite "lisse comme marbre"9. Le bois va être peu à peu remplacé par la toile, apprêtée - car les peintres avaient pour souci que la trame de la toile ne fut point visible - et tendue sur un châssis. La toile, de lin ou de chanvre, légère, moins onéreuse, d’accès aisé, permettra de réaliser des œuvres de plus grandes dimensions qui, en s’enroulant, deviendront transportables. Léonard aurait connu la toile et l’aurait utilisée pour des esquisses, par exemple les Etudes de draperies (1470-1480). Il faudra attendre Andrea Mantegna (1431-1506) et les peintres vénitiens pour que ce support finisse peu à peu par s’imposer, pourtant le bois va continuer à être utilisé jusqu’aux XVIe siècle (en Italie) et XVIIe siècle (en Europe). La première toile - et également la première huile - connue serait une Madone à l’ange, datée de 1410, conservée à Berlin. Par chance, ces avancées que vont apporter la toile et l’huile arriveront à peu-près au même moment, en Italie du moins.

5.2- La peinture elle-même. [6]
Une peinture est un mélange coloré – solution ou suspension - destiné à s’appliquer sur un support, ceci est valable au XVe siècle comme actuellement. Cela comprend – un colorant, vecteur de la couleur par le biais d’un mélange avec un liant, soit en suspension (avec un pigment qui est en général pulvérulent et insoluble, d’origine animale, végétale ou minérale), soit en solution - un liant qui maintient le pigment en suspension ou en solution - un additif qui va donner de la brillance à la peinture ou la rendre plus ou moins fluide ou influer sur le durcissement ou encore augmenter son pouvoir couvrant - un solvant (lorsque le colorant n’est pas un pigment).

5.2.1- Couleurs [
10].
Les colorants, soit des pigments (particules en suspension), soit des produits solubles, sont connus depuis l’art rupestre (ocres, terres, cinabre et charbon végétal), une palette alors très réduite qui va s’enrichir du Moyen-âge à la Renaissance, puis à notre époque. Les teintes utilisées sont des terres (calcinées ou non) de Sienne ou d’ombre et d’ocre), des noirs issus de combustions (os, ivoire), du blanc (carbonate de Pb), des rouges dont le vermillon ou cinabre (HgS) photosensible et onéreux, l’hématite (Fe2O3) et le kermès (cochenille), des jaunes (sels de Fe, Pb ou Sn, à côté du safran végétal), dans les bleus il y avait, à côté du lapis-lazuli ou outremer (venu d’Afghanistan, plus cher que l’or, au point que son emploi était précisé dans les contrats de commande d’un tableau) et du smalt (broyat de verre teinté à l’oxyde de cobalt), de l’azurite (carbonate de Cu hydraté), les verts étaient présents avec le vert-de-gris (acétate de Cu) noircissant avec le temps, ainsi que le verdaccio (noir et ocre) des primitifs italiens ou tout simplement le mélange classique de jaunes et de bleus. Leonard, perfectionniste, était très méticuleux sur le choix de ses couleurs : à titre d’exemple, on a la trace, confirmée par une récente analyse microchimique, d’une commande de deux blancs différents pour un même emplacement du tableau Sainte-Anne, la Vierge et l’enfant Jésus. On peut imaginer que les artistes - dont Léonard de Vinci vraisemblablement - avaient leurs propres formules ou recettes, fruits de l’observation, des essais ou des échecs, de la connaissance de l’origine et de la stabilité de tel ou tel pigment, de la taille et de la forme des poudres issus du broyage, de la nature du liant, voire de l’éclairage ; autant d’observations dont on peut douter qu’ils le mentionnassent régulièrement dans leurs notes (nommé libro di bottega ou livre d’atelier). On sait par exemple que Léonard utilisera - pour plus de transparence - du verre broyé, en particulier pour Saint Jean-Baptiste et Sainte Anne. Il suffit de comparer notre XXIe siècle (où il est aisé d’acquérir, sur catalogue, auprès d’industriels bien connus, un tube de pâte, toute prête, stable, d’une couleur bien référencée), avec la Renaissance (où chaque couleur était le fruit d’une quête auprès d’apothicaires ou de marchands, puis du très important broyage des pigments et de leur mise en suspension, puis des essais et comparaisons), pour appréhender tout ce que la peinture au Quattrocento pouvait avoir d’empirique. 


5.2.2- Liants 
[6]
Le liant, quelle que soit sa nature, correspond à tout ce qui va dissoudre le colorant ou enrober les pigments, mais aussi garantir l’adhésion de la peinture au support lors du séchage ou du durcissement. Autant il n’y a pas de difficulté à appréhender des liants simples, comme l’huile de lin, le jaune d’œuf ou l’eau (ou comme le fut la graisse pour l’art rupestre), autant les choses se sont compliquées avec des formulations imprécises comme détrempe, gouache ou tempera. On pourrait dire que, au départ (Égypte ? Moyen-Âge ?), on avait comme liant la détrempe, préparation d’eau additionnée de gélatine, fromage blanc, colle de poisson, colle de peau de lapin ou gomme arabique. Un très grand nombre d’œuvres avec ces détrempes n’ayant pas survécu, l’émulsion au jaune d’œuf prit une importance particulière car, résistant bien au temps, elle finit par s’imposer sous le nom de tempera et fut prédominante jusqu’à l’arrivée de l’huile avec Jan van Eyck. De son côté la détrempe à la seule gomme arabique avait pris le nom de gouache. Ce schéma, qui aurait dû être simple (car le mot "détrempe" avait fini par sous-entendre toute préparation faite d’un pigment et d’un liant quelconque, y compris peinture à l’œuf), a pourtant généré des confusions qui durent encore
10. Un nouveau liant, l’huile, apparut au XVe siècle et vint progressivement évincer les procédés aqueux. Quand Léonard arrive chez Verrocchio, on ne disposait que de peintures à l’eau (ou mélanges aqueux) comme tempera ou détrempe, qui étaient un héritage du Moyen Âge (les icônes de Byzance), ainsi que la gouache et l’aquarelle. Ces divers produits aqueux étaient nommés, avec une certaine ambiguïté :
- soit "a tempera" (émulsion aqueuse à base
11 de jaune d’œuf, vin et eau), préparation où l’œuf permet d’émulsionner les corps gras tout en conservant l’eau comme liant, restant fragile et altérable (humidité, moisissures), mais donnant des compositions qui résistaient bien au temps, c’est ce que l’on a appelé tempera "maigre" ; la tempéra "grasse" où on ajoute de l’huile (proche d’une peinture à l’huile), apparaitra après Léonard,
- soit "détrempe", un autre produit aqueux (le pigment est dilué dans de l’eau avec seulement de la gomme arabique ou de la colle), cette détrempe prendra les noms d’aquarelle et gouache, avec un distinguo
10 malaisé entre tempera et détrempe. De telles peintures aqueuses séchaient trop vite pour autoriser les repentirs (retouches ou rattrapages). Enfin, pour mémoire, on citera la peinture à l’encaustique12, une cire traitée, appliquée à chaud. La peinture à l’huile, déjà abordée au XIIe siècle par le moine Theophilus Presbyter (#1070-1125) qui pestait contre la durée de durcissement, a été généralisée par les frères van Eyck, surtout par Jan (1390-1441), qui, à défaut de l’avoir inventée car elle existait déjà, en a perfectionné et diffusé l’usage (il utilisait alors la tempera, en manière de "sous-couche", recouverte ensuite d’huile siccative, à l’instar d’un vernis), le terme huile désignait primitivement "tout ce qui n’était pas aqueux". L’huile ce sera une totale révolution qui atteindra l’atelier de Verrocchio comme toute l’Italie du Quattrocento. L’huile présente l’avantage, ou l’inconvénient, d’un long délai de durcissement (ce n’est pas un séchage - il n’y a aucune évaporation - mais un processus un peu compliqué d’oxydation, une réticulation), variant de quelques heures à plusieurs jours, voire des semaines. Ce délai, que l’on est contraint de respecter, permet les repentirs. Les huiles - de lin, d’œillette ou de noix - sont dites siccatives (terme ambigu, car il vient du latin siccare : devenir sec), elles s’oxydent en emprisonnant - lors du durcissement - les pigments au sein du liant, l’huile de lin étant la plus siccative. Le mélange huile-pigment donne une pâte qu’on peut diluer avec un solvant (essence de térébenthine). Le mot "huile" désignait autant les huiles fixes ou grasses (qui durcissent lentement) que les huiles maigres, essentielles ou volatiles, (qui durcissent plus vite). Le "précepte" gras sur maigre signifiait que l’on devait toujours utiliser une couche de peinture plus grasse que la précédente (pour que la dernière couche appliquée n’empêche pas la précédente de continuer à durcir). L’huile est utilisée ou bien en glacis où le pigment est très dilué, elle est quasi-transparente  (ce que certains aussi appellent jus), les glacis peuvent être très nombreux, appliqués en plusieurs couches très ténues, successives, pas forcément de même couleur, ce qui qui permet de nuancer, modifier ou renforcer la couleur choisie, mais qui implique qu’à chaque application du glacis, il faille attendre qu’il ait durci pour appliquer la couche suivante (ces glacis sont parfois si minces que les rayons X ne peuvent les explorer), ou bien en suspension moins diluées, ou bien en couches opaques, très colorées (la technique "au couteau" correspond à une opacité maximale). L’huile permet de prendre son temps pour les repentirs, ce n’est pas le moindre de ses avantages, elle donne des tableaux qui se conservent longtemps (cinq cents ans pour ceux de Léonard) et dont la brillance (qui séduira l’Italie du Quattrocento) est excellente. C’est cette possibilité de retouches continuelles, voire interminables qui amènera chez Léonard tant d’œuvres inachevées, elle va le séduire et, en perfectionniste - un tableau n’est jamais fini - il l’adoptera après l’avoir découverte chez Verrocchio et il y restera fidèle : il utilisera cependant conjointement de l’huile sur tempera pour La Madone à l’œillet (vers 1474-1476).

5.2.3- Enduits
[6]
C’est ce que l’on applique préalablement et directement sur le support et qui va permettre à la peinture de s’accrocher à ce support, il peut s’agir d’enduits blancs, comme le gesso
13 ou les colles de peau (lapin), mais aussi d’enduits colorés (technique de l’imprimatura) utilisés à la place du blanc ou encore - pour les fresques - d’enduits humides à la chaux. Ce sont les enduits qui vont perdre les deux fresques de Léonard : - La Cène, peinte à la "détrempe forte sur double enduit de plâtre" (Bramly [4]), une innovation de Léonard, commencée en 1494, qui va s’altérer dès 1517 et qui cent ans plus tard sera totalement dégradée, - La bataille d’Anghiari qu’il ne termina même pas, peinte à l’encaustique12 (Bramly ne parle que de poix) sur plâtre (ou sur gesso), une expérimentation qui tourna au désastre et ne se conserva pas. Une autre fresque, La Sala delle Asse, s’altèrera aussi mais à un degré moindre.

5.2.4- Pastel.
C’est une huile au départ, une préparation sous forme solide avec une charge colorée. Léonard, qui l’a appréciée - il y aurait été initié par le peintre Jean Perréal (#1455-1528), dit Jean de Paris – l’aurait ensuite diffusée selon certains. En France, le pastel apparait en 1465 avec Jean Fouquet (1420-#1481). Léonard l’a utilisé dans le Portrait d’Isabelle d’Este (c’est son seul pastel attesté) et, dit-t-on, pour le visage des apôtres dans La Cène. Le pastel, dénommé "peinture à sec", est à la fois dessin et peinture. Il se présente sous forme de bâtonnets façonnés, avec d’innombrables coloris (près de 400 nuances pour le vert, a-t-on lu) associés à une charge crayeuse (carbonate de calcium ou plâtre broyé) et un liant (gomme arabique s’il est sec et huile ou cire s’il est onctueux). Il ne demande pas de palette, les supports sont, sommairement, le papier pour le pastel sec et les surfaces lisses pour le pastel onctueux. Ce n’est pas un art réputé difficile, mais il est impossible de mélanger les couleurs (c’est pour cela qu’il existe tant de nuances) ; comme le résultat est fragile, vulnérable, non rattrapable, le peintre doit tomber juste dans ses choix. Le succès du pastel sera à son acmé au XVIIIe siècle (avec par exemple Quentin de la Tour).

5.2.5- Sanguine.
La sanguine est un pigment de couleur rouge, fabriqué à partir de l’hématite, minéral contenant de l’oxyde de fer. C’est encore une technique que Léonard a découvert chez Verrocchio, il va l’utiliser très régulièrement par la suite. D’un usage proche du fusain, elle n’a pas besoin de liant, on l’utilise pour les croquis et le rendu des volumes (avec par exemple des hachures courbes). Le fameux autoportrait bien connu de Léonard, dit de Turin, a été réalisé à la sanguine. La sanguine, utilisée sur du papier grenu pour des nécessités d’adhérence, a donné naissance à la technique dite des "trois crayons"
14 (sanguine pour le sujet, pierre noire pour le dessin et les ombres, pierre blanche pour les rehauts).  Les "deux crayons" ne font usage que de craie et de pierre noire, Léonard utilisera parfois aussi une autre technique à "deux crayons" : pierre noire et sanguine.

5.2.6- Lavis.
Une seule couleur en principe, en général plutôt en solution qu’en suspension, sous forme d’encre, de la plus diluée à la moins diluée, dans l’eau ou l’huile. Le peintre joue de ces nuances, en dégradé ou ton sur ton. C’est le plus souvent un colorant hydrosoluble, comme de l’encre de Chine ou encore de la sépia (encre de seiche), mais aussi des tanins issus de noix de galle. Pour L’Homme de Vitruve, Léonard a utilisé conjointement le lavis et le dessin à la plume, et dans son Étude du mouvement des chats, pour rehausser le modelé, il a mêlé un lavis de craie blanche à l’encre du dessin à la plume.

5.2.7- Additifs, médiums, charges, diluants et vernis.[
6]
Les techniques employées par les peintres étaient souvent très empiriques, en particulier en ce qui concernait toute une série de produits, de définition parfois très floue, des additifs comme le talc, la craie ou le kaolin, des siccatifs comme l’acétate de Co, des sels de Pb (instables) ou de Mn pour l’huile, des diluants comme l’essence de térébenthine, l’encaustique, l’œuf ou l’eau, des mediums (un liant sans pigment) comme des résines ou des huiles de lin cuites (pour les glacis), des vernis (blanc d’œuf, puis mixture résine-huile). Ces produits visent à rendre les couleurs plus éclatantes ou moins altérables, à modifier en plus ou en moins le temps de séchage (pour l’eau) ou de durcissement (pour l’huile), à modifier la fluidité d’une mixture, avec des nuances d’emploi pouvant être liées aux colorants eux-mêmes.

5.2.8- Gouache.
Il s’agit d’une variété de détrempe qui, primitivement et exclusivement, utilisait de l’eau et de la gomme arabique comme liant. Venu de l’italien guazzo, sa confusion (cf. supra) avec la tempera est fréquente
10, c’est une peinture opaque (à la différence de l’aquarelle), plus pâteuse que liquide, déjà utilisée avant Léonard (dans des manuscrits médiévaux). Son originalité repose sur l’intérêt des blancs, en particulier pour les rattrapages, mais elle présente l’inconvénient de s’écailler en séchant si elle est en couche trop épaisse. La gouache sèche vite, s’utilise alla prima de préférence. Léonard s’en serait servi pour des études de drapés. Albrecht Dürer (1471-1528), son contemporain, en usera aussi, en même temps que l’aquarelle, mais sous forme très diluée.

5.3 - Dessin [8].
Le dessin chez Léonard revêt un aspect quantitatif et qualitatif : - au plan qualitatif, ce sont des exécutions avec de multiples instruments, pointe métallique (surtout d’argent) sur papier teinté (bleu ou rougeâtre), plume, craies, pierre noire (cette dernière est un schiste argileux, dit pierre d’Italie) ou pinceau, avec une prépondérance de la pointe et des craies dans la jeunesse de Léonard, - au plan quantitatif c’est l’énorme prédominance [
2] du dessin en face du peu d’œuvres peintes, soit quelque 6000 feuillets et carnets, peut-être le double si on tente d’imaginer tout ce qui a été perdu ou dispersé. Bien que peintre, Léonard n’utilisait pas beaucoup le dessin pour la préparation de ses tableaux. Ses dessins ont été exécutés principalement à la plume d’oiseau (oie, coq, cygne), parfois avec un apport de crayon de sanguine et de blanc pour les rehauts, parfois - pour La Cène - plume et craies sont associées, les reliefs sont rendus par des hachures. L’encre utilisée en général est une sanguine ou de la sépia (encre de seiche plus brune que noire, utilisée en Italie au XVe siècle), mais aussi de l’encre noire (encre de Chine pour son Étude sur le drapé de la Vierge). Léonard, qui sautait d’une idée à l’autre, a généré un grand désordre dans ses dessins, pour ne pas dire un chaos, dont il se rendait bien compte, désordre majoré parfois de redites dans les textes et les dessins, il passait d’un schéma à un autre ou pouvait mêler, sur une même page, sujets artistiques et techniques ou textes, ce qui a pu gêner le classement thématique ultérieur. Ce classement a été tenté par le sculpteur Pompeo Leoni (1530-1608) qui, ayant acquis les documents de Léonard, les a maladroitement gérés ; peut-être imaginait-il bien faire, mais il a effectué des découpages (aux ciseaux !), puis des recollages au mépris des recto-verso ou de la taille des feuillets (en gardant quelques documents) ce qui aboutira à des regroupements, avec un Codex Atlanticus (1119 pages de dessins techniques) à Milan et un Codex Windsor (606 feuillets de dessins artistiques et anatomiques) au château de Windsor.

5.4- Outils et instruments.
Outre la plume, le crayon, la sanguine et le pastel déjà cités, on rassemblera ici ce qui pouvait être utilisé à l’époque de Léonard, c’est-à-dire : - les pinceaux et brosses (selon la forme et la nature des poils employés), indispensables outils de base, - la pointe d’argent (tige en argent, fine, permettant des ébauches ou des dessins en creux, mais non rattrapables ou effaçables, effectués en général sur du papier préparé ad hoc), - la pierre noire (ampélite) sous forme de crayon, pour l’esquisse comme le dessin, très utilisée au Quattrocento, - le fusain (l’équivalent du charbon de l’art rupestre) très utilisé par Léonard et ses contemporains (dont Verrocchio), mais dont le tracé est fugace et peut s’effacer, à moins d’être fixé par un vernis, il pouvait aussi être utilisé pour le calque ou pour tracer les grandes lignes d’une fresque par exemple (c’est la sinopia qui disparaît sous la dernière couche d’enduit). La fabrication des pinceaux (effilés en pointe) et brosses (poils d’égale longueur), faisait déjà l’objet de manuels, le peintre Cennino d’Andrea di Cennini (#1360-#1440) en a rédigé le premier en 1437. Ces instruments, que l’on peut voir représentés déjà dans certaines miniatures, sont généralement ronds (la brosse plate sera plus tardive), incluant des poils d’animaux divers, voire des cheveux. On peut supposer, mais rien ne permet de l’affirmer, que Léonard, comme c’était l’usage à son époque, fabriquait lui-même ses brosses ou pinceaux (c’était aussi l’une des tâches, comme le broyage des couleurs, par lesquelles passait tout apprenti), mais on ne sait rien de ses habitudes dans ce domaine, en revanche on sait qu’il lui arrivait de se servir de ses doigts pour peindre (ce qu’a montré l’analyse scientifique de la surface de ses tableaux, en particulier celle de La Joconde, on aurait même retrouvé des empreintes digitales sur son Saint Jérôme, mais aussi, déjà, sur le Baptême du Christ).

5.5- Procédés utilisés, découverts ou inventés par Léonard.
Dans la hiérarchie de l’œuvre, il y a grosso modo au départ, l’idée avec le croquis (l’essentiel, sans recherche, à main levée), puis l’esquisse, préparatoire, elle débouche sur une ébauche (début de l’œuvre proprement dite). L’étude est un croquis, d’après nature, sur le vif. Le terme carton (modello) que l’on rencontre souvent est un dessin, effectué en atelier avant l’exécution de l’œuvre, souvent quadrillé pour en permettre l’exécution en grandes dimensions.

5.5.1- Clair-obscur (chiaroscuro) [
7]
Le clair-obscur en peinture, procédé que Léonard découvre et adopte chez Verrocchio, développé ensuite par Le Caravage et Quentin de la Tour, est un contraste entre zones claires et zones sombres, grâce auquel le relief est suggéré (absence d’un tracé des contours) en imitant la lumière sur les modelés, donc par du sombre sur un support plus ou moins clair (ou l’inverse). Ce contraste apporte l’illusion, tridimensionnelle, du relief sur le tableau qui, lui, est bidimensionnel ; par analogie, la photographie en noir et blanc est un clair-obscur. L’artiste va même, dans un tableau, insister volontairement sur des zones claires, ou sombres, au détriment des autres zones sombres ou lumineuses, pour gommer les lignes de contour et induire une impression de relief. En monochrome, on utilise le mot grisaille, très employé dans l’art du vitrail. Avec les couleurs, on peut décrire une stratégie connexe, le cangiante (choix délibéré d’une couleur différente de la couleur du modèle ou de la couleur projetée), plus claire lorsque celle d’origine ne peut être rendue suffisamment claire, ou, au contraire, par exemple, choisir un rouge pour ombrer un objet primitivement jaune parce que le jaune prévu ne pourra pas être rendu assez sombre.

5.5.2- Sfumato [
5, 6
Procédé découvert aussi, puis adopté, chez Verrocchio, le sfumato (terme italien qui signifie enfumé), est décrit comme une technique de peinture qui donne aux sujets des contours vaporeux et imprécis, estompe les contours car il n’y a pas de lignes dans la nature, "sans traits ni lignes, comme une fumée", et donne une certaine incertitude de près qui disparaît quand on regarde à distance, il peut être combiné avec le clair-obscur (Léonard semble l’avoir utilisé très tôt avec l’ange du Baptême du Christ, il en fera la théorie plus tard). Cette imprécision est obtenue par des glacis, héritage des peintres flamands qui fut diffusé, dit-on, par un certain Antonello da Messina (1430-1479), c’est-à-dire des apports successifs et très nombreux (on parle de dizaines de couches de 1 à 3 µ d’épaisseur de glacis pour La Joconde), quasi-transparents, d’huile dont la concentration en pigment est très faible, ce qui noie les contours, mais en même temps accentue les couleurs bien plus que si elles avaient comporté un apport de pigment noir. Ce sfumato ne peut coexister avec un dessin très précis des contours. C’est un procédé long, avec de très longs délais (en jours ou semaines) pour donner à chaque glacis le temps de durcir, immobilisme qu’un artiste moyen ne pouvait pas forcément supporter pécuniairement : Vasari rapporte que Léonard serait resté ainsi quatre ans sur le chantier de La Joconde, mais Branly avance dix ans de son côté. Les tableaux : Saint Jean-Baptiste et Sainte Anne ont aussi été peints selon ce procédé, témoin de la méticulosité de l’artiste, en revanche pour La dame de la cour de Milan, Léonard a utilisé un noir opaque inhabituel.
 
5.5.3- Perspective optique ou linéaire
[1,  5, 9]
Perspective sous-entend un phénomène optique : il s’agit d’une construction purement géométrique, dont la formulation date de Filippo Brunelleschi (1377-1446) et que Léonard, qui l’apprend chez Verrocchio, va utiliser pour tous ses tableaux (par exemple L’Annonciation ou L’Adoration des Mages), il va aussi se pénétrer de l’ouvrage "de pictura" (1435) de Léon Battista Alberti (1404-1472), il expérimente aussi la camera obscura (ou chambre noire). Cette forme de perspective structure l’espace pour placer les objets dans leurs rapports les uns aux autres : plus les objets sont éloignés, plus ils sont petits. Elle s’affranchit totalement de la perspective cavalière, héritage du Moyen Âge, à deux dimensions, sans point de fuite, qui renseignait sur ce qui devait être vu, mais non sur la profondeur d’un champ (avec par exemple des assiettes circulaires quel que soit l’angle de vue ou des personnages dont la taille était fonction de leur importance sociale ou historique). La perspective de Léonard est une construction rigoureuse, à trois dimensions, qui va régir la construction de tous ses travaux, en représentant un objet d’un point de vue fixe (celui de l’observateur), avec une ligne d’horizon, en projetant les lignes du tableau vers un point, dit point de fuite.

5.5.4- Nombre d’or et proportions [3
].
Ce procédé – qui utilise une proportion - vient s’associer à la perspective géométrique. Le nombre d’or, φ15 = 1,618, n’est pas une découverte de Léonard. Il a déjà été étudié16 par Pythagore (#-580-#-495), puis par Euclide (qui 
aurait vécu vers -300) qui le nommera "proportion de moyenne et extrême raison". Avant Euclide, aucun texte connu ne semble faire mention de φ. On lui prête à d’avoir présidé à la construction de la pyramide de Khéops (vers – 2600, même s’il n’est pas certain que les Egyptiens aient connu φ), à la sculpture, par Polyclète, du Doryphore (Ve siècle avant J.C.), à la construction du Parthénon et du théâtre d’Epidaure, mais aussi d’être associé à une forte culture ésotérique. Il va intéresser Léonardo Bonacci (1175-1240), dit Léonard de Pise (ou Fibonacci) et Pacioli di Borgo (#1447-1517) qui le nommera "proportion divine" dans le traité "de divine proportione" (1504) qui sera illustré par Léonard, qui, lui, le nommera "coefficient de proportion parfaite". Bien plus tard, Adolf Zeising (1810-1876) l’appellera "der goldene Schnitt" (la section dorée). Ce nombre est supposé avoir présidé à la construction des cathédrales romanes, usant des seuls règle et compas (à l’époque, les nombres décimaux étaient inconnus et toute recherche de précision était illusoire), φ est omniprésent dans l’esprit de Léonard (cf. sa définition de l’homme idéal, L’Homme de Vitruve) et son implication volontaire dans cette quête de la perfection qui le différencie de ses confrères. BotticelliRaphaëlTitien ou Michel-Ange feront de même. Il faut cependant rester critique, le nombre d’or ne régit pas tout et n’est pas omniprésent. Aboutir à 1,618 après avoir trituré des rapports entre des mesures de différents éléments d’un temple grec ou d’une cathédrale peut intriguer, interroger, mais ne permet en rien
d’affirmer, sans preuves irréfutables, une volonté délibérée de l’emploi de ce nombre au moment de l’édification, cela peut quelquefois relever de la simple coïncidence17.

5.5.5- Perspective atmosphérique (ou aérienne).
La perspective atmosphérique n’a rien de mathématique, elle relève de la gestion des couleurs (on la nomme aussi "perspective de la couleur"). Léonard a développé cette technique, à la suite de l’apport de la peinture à l’huile par Jan Van Eyck, elle suggère la profondeur par l’usage de dégradés qui s’estompent avec la distance, Alberti pensait que dans la nature, les couleurs, avec l’éloignement, s’imprégnaient de l’azur de l’air et que ce dégradé des plans successifs prendrait peu à peu la couleur bleutée du ciel, comme dans La Joconde. Avec le contraste entre les plans d’un tableau, elle est très proche du sfumato. On peut comparer ce dégradé des couleurs, mais aussi le flou progressif bleuté qui marquent l’éloignement, avec la vision que l’on a de la brume lointaine d’un crépuscule vespéral.

5.5.6- Virtuosité, minutie et inspiration. [
1, 2]
Léonard était, déjà enfant, un être exceptionnel, on sait (son père avait montré ses dessins à son ami Verrocchio avant de le placer dans l’atelier de ce dernier) qu’il avait des prédispositions pour le dessin, le modelage et l’observation. On peut comparer de telles dispositions, innées, avec celles d’Albrecht Dürer, son contemporain (cf. l’autoportrait de ce dernier, à 13 ans, âge proche de celui de Léonard quand il entre chez Verrocchio). Léonard va utiliser et diffuser les matériaux et procédés de son époque, y ajoutant son génie personnel. Une telle virtuosité pour le dessin, la peinture et son ambidextrie restait exceptionnelle (on suppose qu’il peignait indistinctement des deux mains mais il se serait servi, dit-on, presque exclusivement de la main gauche pour le dessin) et se trouvait renforcée dans sa capacité à écrire en miroir (écriture spéculaire, du latin speculum, miroir), dont il se servait, a-t-on prétendu, pour sécuriser
18 ce qu’il consignait dans ses carnets et manuscrits. Chez Léonard, dans le cas de commandes de portraits, stricto sensu, on ne peut guère parler d’inspiration, encore que l’on sache qu’il avait le souci de traduire dans sa peinture les traits de personnalité de ses modèles, en revanche, pour les tableaux religieux et les fresques, il cherchait partout des modèles dans son entourage, parfois même, dit-on, en suivant dans la rue telle ou telle personne dont le physique l’avait frappé. Il a laissé des cahiers et des dessins où se montrent d’autres formes d’inspiration et d’expression : il a été tant écrit sur ce sujet que l’on se bornera à n’en citer que les grandes lignes, au risque d’en omettre :
■ le maniérisme ou plutôt ce que l’on nomme la grâce,
■ la figura serpentinata où les sujets sont représentés avec des poses en spirale (cf. les copies de Léda) ;
■ le contrapposto, une sorte de déhanchement des personnages donnant l’illusion du mouvement (cf. encore les copies de Léda),
■ le mouvement d’épaule dans les portraits (di spalla),
■ le souci de traduire la finesse, mais aussi un attrait pour la caricature et les figures monstrueuses, reflet peut-être de la piètre opinion que Léonard se faisait de l’homme, (qu’il considérait comme "le roi des bêtes sauvages" et guère plus qu’un "remplisseur de latrines"), mais aussi le souci de se traduire lui-même ("aucun peintre ne pourrait réaliser une figure s’il ne s’identifiait d’abord à ce qu’elle doit être").


6 - Legs artistique de Léonard.

Si, au moment de sa mort, Léonard laisse une œuvre immense, il s’est prolongé, encore au moins pendant quelques années, à travers ses élèves
19, par tout ce qu’il leur a enseigné ou légué. On connaît déjà deux de ses élèves, Salaï (qui va mourir en 1524) et Francesco Melzi, qui l’accompagneront en France.
Léonard a côtoyé, dans l’atelier bouillonnant de Verrocchio, de nombreux condisciples, ses aînés :

Sandro Botticelli (1444-1510), figure très connue,

Cristoforo Vannucci, (#1450-1523), dit Le Pérugin, artiste prolifique, également très connu,

Domenico Ghirlandaio (1449-1494), un des peintres les plus célèbres de son temps,

Lorenzo di Credi (1456-1537), orfèvre, puis peintre.

On relève d’autres collaborateurs, réunis par Léonard au sein de sa propre bottega :
[6]

Giovanni Ambrogio de Predis (#1455-#1508), rencontré à Milan, portraitiste, qui a collaboré avec Léonard en particulier pour le retable de La Vierge aux Rochers,

Giovanni Antonio Boltraffio20 (1467-1516), que l’on a considéré comme un élève marquant de Leonard, au point d’évoquer son nom pour certaines œuvres controversées comme le Portrait d’une dame de la cour de Milan, dit La Belle Ferronnière.

Marco d’Oggiono (1470-1549) qui travailla avec Boltraffio sous la direction de Léonard, mais dont beaucoup d’œuvres ont été perdues ainsi que Francesco Napoletano (1470-1501), dont on sait peu de chose.

Pour terminer, on retiendra encore six peintres ayant fait partie du cercle de Léonard :

Andrea Solario (1460-1524), peintre important de son école.

Cesare da Sesto (1477-1523), élève très connu de Léonard avec qui il aurait travaillé étroitement (connu comme l’auteur de La Vierge à l’Enfant avec saint Roch et Saint Jean-Baptiste),

Bernardino Luini (1481-1532), élève de Léonard et de Boltraffio, dont certaines œuvres ont pu être attribuées à Léonard et qui fera une huile d’après le carton de Burlington House (dessin au fusain, formé de huit feuilles jointes, pour L’enfant Jésus, Marie, sainte Anne et saint Jean-Baptiste, qui se trouve à la National Gallery à Londres),

Bernardino de Conti (#1465-#1523), peintre entouré d’une aura de beaucoup d’inconnu et auteur d’une Madone aujourd’hui disparue,

Giovan Pietro Rizzoli dit Gian Pietrino (1508-1549), élève très productif de Léonard (on lui doit une copie de La Cène ainsi qu’un Salvator mundi qui a pu à un moment être attribué au Maître),

Cesare Magni (1495-1534), élève de Léonard et de Cesare de Sesto, à qui on doit une autre copie de La Cène.

Outre son enseignement, Léonard a influencé nombre de ses contemporains pour les avoir rencontrés et côtoyés, parmi eux, on relève :

Raffaello Sanzio da Urbino, dit Raphaël (1483-1520), le plus connu, de trente ans son cadet, que Léonard a fortement influencé pour la technique du sfumato,

Giuseppe Arcimboldo (1526-1593) aurait été également fortement influencé.

On ne peut que faire des suppositions - en dehors de la bienveillance des recommandations consignées dans ses carnets – sur la manière dont usait Léonard, au fil des jours, dans son atelier, pour transmettre son savoir et son expérience.
[6]

7 - Conclusion.

Outre l’aspect technique – matériel et procédés – de cette note, on peut dire de Léonard de Vinci, personnage extraordinaire et hors norme, né à une époque elle-même exceptionnelle (à qui on a pourtant reproché21 une dimension trop universelle ainsi que quantité d’œuvres inachevées ou irréalisables) qu’il a su exploiter au mieux les connaissances de son temps, grâce à son intelligence hors du commun, sa créativité et la focalisation sur sa seule personne de tant de dons. On pourrait lui appliquer ce qui a été dit de Montaigne : le "plaisir que l’on aurait eu à connaître un tel homme". Qu’auraient fait des Pasteur, Edison, Mozart, Hawking ou Einstein s’ils étaient nés au Quattrocento ? A l’inverse on peut se prendre à rêver en imaginant ce qu’aurait pu apporter, s’il était né, par exemple à notre époque, en 1952 au lieu de 1452, soit juste cinq siècles plus tard, un Léonard découvrant, entre autres, la relativité, la classification de Mendeleïev, l’informatique, la génétique, l’optique, la biochimie, l’aviation et l’espace, la chimie, la photographie, l’arme nucléaire, mais aussi…la peinture acrylique.

8 – Notes.

1 - "Dieu mis à part, Léonard de Vinci est sans doute l’artiste sur lequel on a le plus écrit" (c’est la toute première phrase de l’ouvrage [ 2] de Daniel Arasse).

2 - En 1452, à la naissance de Léonard de Vinci, en Occident, on relève : une récente épidémie de peste noire vient de disparaître (cent ans plus tôt elle avait ravagé l’Europe avec 25 à 50 % de morts, elle reviendra en 1478 et 1485) ; les Turcs se préparent à attaquer et prendre Constantinople ; à Mayence, Gutenberg commence à mettre sa Bible en chantier ; Charles VII est sur le trône de France et la Guerre de Cent-Ans va cesser officiellement un an plus tard ; François Villon est reçu Maître des Arts à la Sorbonne ; l’Hospice de Beaune accueille son premier malade ; Christophe Collomb n’a pas encore un an ; Bruxelles installe son Manneken-Pis.

3 - En fait, cette personne semble n’avoir jamais existé que dans l’imagination de romanciers ou de scénaristes.

4 - Chaque fois qu’il est question de Salaï, les historiens ne manquent pas d’évoquer une éventuelle homosexualité chez Léonard, cet aspect ne sera pas abordé ici.

5 - Dans un documentaire télévisé (ARTE), le Louvre "pencherait" pour l’attribution à Léonard d’une copie (issue d’une collection privée) de La Madone aux fuseaux.

6 - La préparation de la fresque était longue. Sur le support choisi, il fallait appliquer un enduit de chaux humide (d’où le mot a fresco ou "frais"). La peinture – des terres en suspension dans de l’eau - était appliquée, voire intégrée, sur l’enduit (éventuellement chargé en sable ou marbre pillé), de la chaux encore humide (arriccio ou enduit grossier, puis intonaco ou enduit plus fin). La chaux, à l’état d’hydrate de calcium, se transforme ensuite en carbonate de calcium en absorbant le dioxyde de carbone atmosphérique et, en cristallisant, elle emprisonne les particules de pigment. Comme l’enduit sèche vite et ne permet pas de travailler sur de grandes surfaces, on programmait la pose de l’enduit et la peinture par "journées". Du fait de leur fragilité, les fresques, bien souvent, se dégradaient et ce ne fut pas seulement le cas avec les œuvres de Léonard.

7 - Le dessin dit de "Turin" ne semblerait plus avoir le statut d’autoportrait admis qu’il avait jusqu’il y a encore peu de temps. Les autres portraits en compétition fédèrent quatre sources : un autoportrait dans un des carnets (Windsor 12579 r), un autre au Musée des Offices (mais reconnu en 1938 avoir été peint 100 ans après la mort de Léonard, donc à écarter), le profil (dit de Windsor) dessiné par Melzi en 1515 et celui, dit de Lucanie, découvert en 2009, supposé primitivement être un portrait de Galilée. Il y a encore la tête de L’Homme de Vitruve ou celle de Platon ,  L’Ecole d’Athènes de Raphaël (qui ne sont qu’hypothèses). Un documentaire (ARTE, mars 2022) est consacré à cette question : le bois du panneau serait bien daté (carbone 14) de fin XVe-début XVIe, le dos du tableau montre une inscription, en majuscules, en écriture spéculaire, AEM TIXNIP, c’est-à-dire pinxit mea, dans un latin approximatif (Léonard était un piètre latiniste) : des mesures faciales, une reconstitution en 3D et à l’argile, pourraient faire retenir une identité entre le portrait de Lucanie et le profil dessiné par Melzi.

8 - Le poncif est un gabarit, fait d’une feuille de papier translucide, sur laquelle sont tracés – de novo ou par calque – le dessin à représenter. On pratique ensuite des perforations régulièrement espacées tout le long des lignes du dessin. Puis la feuille est appliquée sur la paroi à peindre et les lignes perforées sont tamponnées avec un sachet contenant une terre ocrée (on peut aussi souffler l’ocre) : chaque perforation laisse alors une trace sur la paroi sous forme d’un pointillé qu’il ne reste plus qu’à reprendre pour le trait du dessin à représenter ou à peindre.

9 - Ceci est à rapprocher, dans les sites monastiques d’écriture d’icônes, de la très longue préparation des supports, selon un rituel quasi-religieux (le terme n’est pas exagéré, car on "écrit" une icône), fait du choix minutieux du bois (tilleul, hêtre, bouleau, arbres fruitiers ou chêne), puis après rayage du bois (pour accrocher l’enduit), parfois un entoilage, application d’une préparation composée de colle de peau de lapin et de gesso13 (selon sept applications successives, entrecoupées de périodes de séchage et de ponçage au papier émeri fin) pour parvenir à une surface lisse la plus parfaite possible.

10 - Encore de nos jours, un fabricant français de peintures propose des tubes intitulés : "Gouache Tempera" ou "Détrempe Gouache universelle".

11 - Exemple d’une formule de tempera : deux jaunes d’œuf (débarrassés de leurs membranes), soit x ml, sont mêlés à x ml de vin blanc (ou bière) et à 2x ml d’eau. Cette mixture est à conserver au réfrigérateur. De nombreuses autres formules incluent, en plus, de la gélatine, de la gomme arabique ou de la colle de peau. La proportion d’eau peut aussi influencer la brillance.

12 - La peinture à l’encaustique est une technique ancienne (cf. les portraits du Fayoum, en Egypte, aux I-V siècles) qui utilise de la cire d’abeille comme liant, appliquée à chaud et au pinceau. La cire employée doit faire préalablement l’objet de très nombreux chauffages avec de l’eau de mer et du salpêtre, traitement qui s’apparenterait à une saponification. On suppose, sans que l’on sache ce qui s’est passé réellement, que c’est une mauvaise maîtrise de cette technique qui a conduit à la ruine de La bataille d’Anghiari.

13 - Le gesso, du grec gypsos (gypse), du sulfate de calcium mêlé à de la colle de peau, est utilisé encore aujourd’hui comme enduit, mais différemment, sous forme de carbonate de calcium avec d’autres additifs (latex, pigment blanc opaque ou polymère acrylique).

14 - Un crayon (du mot craie) ne doit pas être pris dans son acception actuelle (un fût en bois avec une mine centrale). A l’époque de Léonard, il s’agit de fragments minéraux, façonnés en forme de bâtonnets, aisés à tailler en pointe, constitués de pierre noire, craie, graphite, sanguine ou plomb, destinés à écrire ou dessiner. On peut inclure le fusain et le pastel dans les crayons.

15 - La lettre φ a été choisie en hommage au sculpteur Phidias (500 – 430 av. J.C.).

16 - Le nombre d’or, φ = 1,61803398…, irrationnel, est la solution positive de l’équation de x2 = x + 1 (ou encore φ2 – φ - 1 = 0), ce qui donne φ = (1 + √5) /2. C’est également le rapport, dans un pentagone régulier, de la diagonale au côté ; de la même manière, est rectangle d’or tout rectangle où le rapport entre la longueur et la largeur = φ. La tentation est grande de chercher φ partout, dans le monde végétal (les spirales de l’ananas ou du tournesol) comme animal (le nautile), certains le voient dans la spirale de l’ADN ou dans le format de cartes (où en réalité = 1,608) de paiement. Ce nombre interviendrait (mais c’est contesté) dans la corde à douze nœuds qui permettait d’accéder à l’orthogonalité, dans l’usage de la quinte des bâtisseurs (paume, palme, empan, pied et coudée) ou dans l’Équerre de Hugues Libergier (mort en 1263), le bâtisseur de la cathédrale de Reims, ces unités n’ont pas eu, selon les époques et les cultures, des valeurs constantes. Avec les bâtisseurs de cathédrales, le passage d’une unité à la suivante se faisait en la multipliant par φ, de plus chacune des unités de la quinte est la somme des deux précédentes, on arrive ainsi à la suite de Fibonacci.

17 - Par exemple six coudées (la coudée royale, celle de la Quine des Maîtres de l’Œuvre, qui vaut 0,5236 m.) valent 3,1416 m., ce qui ne signifie pas pour autant une implication délibérée du nombre π.

18 - Ce prétendu souci de confidentialité doit être relativisé, d’abord parce que cette forme d’écriture est plus aisée chez un gaucher, elle évite de faire des taches (même si tous les gauchers n’écrivent pas ainsi), ensuite parce que tout le monde le savait et il suffisait d’un miroir pour accéder aux textes de Léonard (les abréviations dont il usait sont bien plus de nature à déjouer les indiscrétions).

19 - C’est probablement en raison de sa très proche parenté (son père est le demi-frère de Léonard) que certains historiens incluent Pierino da Vinci (1531-1554) dans les élèves de Léonard, que ce dernier n’a pourtant pas pu connaître. A cause de cette parenté, ce sculpteur fut appelé (par sa famille et ses amis) "le deuxième Vinci". Promis à une grande carrière, il va mourir très jeune, à vingt-trois ans.

20 - Léonard et Boltraffio ont, en 1490, ont mené de conserve une action en justice pour être payés pour La Vierge aux rochers.

21 - La critique est aisée. Si on peut regretter ou déplorer chez Léonard tant d’œuvres inachevés, on ne peut guère lui tenir rigueur (à lui qui avait pourtant écrit que "là où ne vit pas la flamme ne peut vivre aucun animal qui respire") de ne pas avoir eu la prescience de ce qu’était l’oxygène ou encore de ne pas avoir imaginé la pile de Volta ou le moteur à explosion. Son génie, même visionnaire, ne pouvait que dépendre des limites de son temps.

9 - Bibliographie sommaire.

[1] Anonyme, 2022, Léonard de Vinci, Wikipédia.

[2] Arasse (D.), 2019, Léonard de Vinci, le rythme du monde, Hazan Ed.

[3] Bilheust (H.), 1995, L’art des bâtisseurs romans, Cahier n° 4, 9ème édition, Abbaye de Boscodon Ed.

[4] Bramly (S.), 2019, Léonard de Vinci, une biographie, J-C Lattès Ed.

[5] Chastel (A.), Léonard de Vinci, 2002, Encyclopaedia Universalis. Vol 13, pp. 446-462. Paris 2002.

[6] Gomez (G.), 2022, Peintures d’art, https.//tice.ac.montpellier.fr ABCDORGA/ORGANIQUE.htm.

[7] Kiecol (D.), 2017, Leonardo da Vinci, Könemann Place des Victoires Ed. Paris.

[8] Nathan (J.) et Zöllner (F.), 2019, Léonard de Vinci (1452-1519) Tous les dessins, Taschen Ed Paris.

[9] Teisch (J.), Barr (T.) et Grillot (A-C), 2005, Léonard de Vinci pour les nuls, First Ed. 2005.

[10] Valeur (B.), 2010, La chimie crée sa couleur sur la palette du peintre, EDP Sciences 2010, pp. 129-167. 

10- Remerciements.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                       

L'Auteur remercie chaleureusement Annalisa di Maria, Nathalie Popis et Raoul Perrot (
déjà cités dans l'introduction) pour leur aide, tant pour les relectures et corrections, que pour les avis, remarques et améliorations apportés à son texte.

 


 

                                                                                       





Nouvelle proposition d'inventaire des techniques picturales de Léonard de Vinci

(Pierre-Jean Rigaud), PALEOBIOS, 23/2022/ Lyon-France ISSN 0294-121 X / 1SSN 2259-986


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